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n 1865, le peintre français James Jacques Joseph Tissot (1836 – 1902) gagnait 70 000 francs par an et avait trouvé un mécène dans le milieu aristocratique ; c’est ainsi qu’il peignit le Portrait du marquis et de la marquise de Miramon et de leurs enfants sur leur terrasse du Château de Paulhac, en Auvergne. L’année suivante, le marquis passa commande à Tissot pur réaliser le Portrait de la Marquise de Miramon, née Thérèse Feuillant (1866, Getty Museum, Los Angeles) dans le salon de son château.

En 1867, alors que la nouvelle demeure de luxe de Tissot, située sur l’avenue la plus cotée dessinée par le Baron Haussmann, était encore en construction, il réalisa le portrait du président du très select Jockey Club parisien : le Portrait de Eugène Coppens de Fontenay (1824 – 1896), aujourd’hui conservé au Philadelphia Museum of Art. Il emménagea dans son élégante propriété en 1868, l’année où il peignit un portrait de groupe d’aristocrates français, membres du club privé fondé en 1852 qui donna son nom à la toile, Le Cercle de la rue Royale (1868, Musée d'Orsay). Au Salon de 1868, Tissot expose deux peintures à l’huile, dont Battre la retraite dans les jardins des Tuileries (collection privée), qui fut achetée par la cousine de Napoléon III, la très influente Princesse Mathilde.

Toutefois, après la guerre franco-prussienne de 1870 - 1871 et la sanglante Commune de Paris qui s’ensuivit au printemps 1871, Tissot partit s’installer à Londres. Deux années plus tard, il avait déjà emménagé dans une large demeure de la banlieue londonienne de St. John’s Wood qu’il agrandit encore avec la construction, en 1875, d’un atelier, d’une véranda et d’un somptueux jardin. Si les aristocrates britanniques ne se ruaient pas pour acheter les toiles de Tissot, de nombreux industriels aisés firent l’acquisition de ses œuvres, cherchant à asseoir leur statut social en devenant collectionneurs d’art. La provenance des toiles des maîtres anciens n’étant pas toujours rigoureusement établie à cette époque, de nombreux collectionneurs méfiants préféraient acquérir les œuvres d’artistes contemporains, dont l’origine et la valeur étaient plus simples à tracer.

Portrait de William Agnew en 1883, par Frank Holl (© National Portrait Gallery, London). [Cliquez sur l’image pour l’agrandir et pour plus d’informations.]

William Agnew (1825 – 1910), le marchand d’art le plus influent de Londres, se spécialisa dans les toiles de la haute société moderne et fut le représentant de Tissot pendant un temps, durant les années 1870. C’est par son intermédiaire que la toile The Last Evening fut achetée par Charles Gassiot (1826 – 1902), un marchand de vin et mécène londonien qui résidait dans une demeure de Upper Tooting, dans le Surrey. Gassiot fit l’acquisition de The Last Evening en février 1873 pour 1000 livres, avant que la toile ne fût exposée à la Royal Academy. Gassiot acheta également Too Early en mars 1873 (avant son exposition à la Royal Academy la même année) pour 1 155 livres. Gassiot et son épouse Georgiana, qui n’eurent pas d’enfants, firent don d’un certain nombre de ces toiles, dont The Last Evening et Too Early, à la Guildhall Art Gallery entre 1895 et 1902.

Tissot vendit La Visite au Navire (collection privée) chez Agnew, à Londres, à la mi-juin 1873. Moins de cinq mois plus tard, au début du mois de novembre, Agnew, à Liverpool, céda la toile au collectionneur David Jardine (c.1826 – 1911) originaire de Highlea, Beaconsfield Road, Woolton. Jardine, qui était négociant en bois et propriétaire de navires, dirigeait Farnworth & Jardine, une société de courtage connue mondialement pour son commerce d’acajou. Homme aimable et très compétent, Jardine était apprécié pour son « attitude courtoise ». La toile Les Adieux (Bristol Museum and Art Gallery, U.K.) fut reproduite sous la forme d’une gravure sur acier par John Ballin et publiée par Pilgeram et Lefèvre en 1873, preuve de sa popularité. Elle fut acquise par un riche entrepreneur des chemins de fer, Charles Waring (vers 1827 – 1887).

Le Bal à bord de Tissot (v.1874), avec l’aimable autorisation de Tate. [Cliquez sur l’image pour l’agrandir et pour plus d’informations.]

Le Bal à bord (v.1874, Tate) fut acheté par William Agnew l’année de sa création et vendu à Hilton Philipson (1834 – 1904), un notaire et propriétaire de mines de charbon originaire de Tynemouth. (Philipson dépensa également 620 guinées chez Agnew pour acquérir la toile de John Everett Millais The Picture of Health (1874), un portrait de la fille de Millais, Alice (qui deviendra ensuite l’épouse de Charles Stuart Wortley).

En 1874, deux peintures de James Tissot furent achetées par des aristocrates, un Irlandais et un Français. Mervyn Wingfield, 7è vicomte de Powerscourt (1836 – 1904), dont les ancêtres avaient vécu depuis l’an 1300 dans une magnifique propriété près d’Enniskerry, Comté de Wicklow, en Irlande, paya 1000 livres pour acquérir Avant le Départ (collection privée). A l’automne, Tissot reçut une commande pour réaliser L’Impératrice Eugénie et le Prince impérial dans le parc de Camden Place (Musée National du Château de Compiègne), un double portrait de l’impératrice française exilée, veuve de Napoléon III, Eugénie de Montijo (1826 – 1920), ainsi que de leur fils. Ces ventes furent toutefois exceptionnelles, et les clients de Tissot étaient pour la plupart des industriels.

Kaye Knowles (1835-1886) était un banquier londonien dont la grande richesse provenait d’investissements dans la mine de charbon exploitée par sa famille (Andrew Knowles & Sons), située dans le Lancashire. Knowles, qui était l’un des clients du marchand d’art londonien Algernon Moses Marsden [1848-1920, voir "Qui était Algernon Moses Marsden?"], possédait une vaste collection d’œuvres, dont des toiles de Sir Edwin Landseer, John Everett Millais, William Holman Hunt, Lawrence Alma-Tadema, Rosa Bonheur, Giuseppe De Nittis, Atkinson Grimshaw ou encore Édouard Detaille. Il fit l’acquisition de quatre peintures sur toile de James Tissot, dont L’Impératrice Eugénie et le Prince impérial dans le parc de Camden Place, Chislehurst ; La Tamise (1876, The Hepworth Wakefield, U.K.) ainsi que La Véranda (aussi appelé Les Rivales, v. 1875-1876, collection privée). Après le décès soudain de Knowles, La Véranda fut par ailleurs vendue chez Christie’s, Londres, le 14 mai 1887 sous le titre Le Goûter (Afternoon Tea). William Agnew acheta la toile durant cette mise en vente pour 50 guinées, et en fit don à l’un des exécuteurs testamentaires de Kaye, son frère Andrew Knowles, le 16 mai 1887. Andrew Knowles possédait également une autre toile de Tissot, Le Convalescent (1875-1876, Museums Sheffield, U.K.), qui fut exposée à la Royal Academy en 1876.

Les Chrysanthèmes (v. 1874 - 76, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts) fut acheté en 1877 par Hermon (1822 – 1881), un important marchand de coton britannique, également député au Parlement et collectionneur d’art. Sa collection allait rassembler plus de 70 toiles, dont des œuvres de J.M.W. Turner, Landseer, et Millais, qu’il exposait dans la galerie de peintures de sa magnifique propriété de style gothique français, Wyfold Court, construite à Rotherfield Peppard, Oxfordshire, entre 1872 et 1878.

Tissot, Le Chantier naval de Portsmouth (v.1877), avec l’aimable autorisation de Tate. [Cliquez sur l’image pour l’agrandir et pour plus d’informations.]

La toile Le Chantier naval de Portsmouth (v.1877, Tate) fut d’abord acquise par Henry Jump (1820–1893), un riche marchand de maïs et juge de paix résidant à Gateacre, dans le Lancashire.

Chapple Gill (v.1833 – 1901/2), était le fils de Robert Gill, un négociant de coton de Liverpool travaillant pour la société Knotty Cross and R. & C. Gill. Chapple rejoignit l’entreprise en 1857 dont il devint associé senior puis dirigeant en 1880. En 1877, il passa commande auprès de Tissot, qui résidait à Londres à cette époque, pour réaliser un portrait de sa femme, Catherine Smith Carey (1847 - 1916), épousée le 10 juin 1868 à Childwall. Catherine était la fille unique de Thomas Carey (1809 – v. 1875), un riche agent immobilier à la retraite. Le portrait peint par Tissot (Walker Art Gallery, Liverpool) la représente alors qu’elle est une jeune héritière de trente ans, assise avec ses deux enfants près d’une fenêtre, dans le salon de sa mère à Lower Lee, dans la ville de Woolton près de Liverpool. La maison avait été construite par le père de Catherine.

William Menelaus (1818 – 1882) était un ingénieur né en Ecosse, à la fois inventeur et fabricant de fer et d’acier. Veuf après seulement dix semaines de mariage, il ne se remariera jamais mais éleva ses deux neveux (William Darling, qui devint juge à la Chambre des lords, et Charles Darling, qui devint député au Parlement puis baron). Menelaus amassa une fortune à la ferronnerie de Dowlais dans le sud du Pays de Galles, mais le seul luxe qu’il s’offrit fut la collection d’art qui remplissait les pièces de sa demeure de Merthyr. Il fit don de certaines œuvres à la Cardiff Free Library, et à sa mort, lui légua ses trente-six toiles restantes, estimées à 10 000 livres. Son legs comprenait notamment la toile de Tissot Bad News (The Parting), 1872, aujourd’hui conservée au National Museum de Cardiff.

La toile Quiet (v. 1881) fut acquise par Richard Donkin (1836 – 1919), un propriétaire de navire anglais élu membre du Parlement à la nouvelle circonscription de Tynemouth lors des élections générales de 1885. Cette petite peinture demeura au sein de la famille et fut une importante découverte lorsqu’elle fut mise en vente sur le marché en 1993, pour la somme de 416 220 dollars, soit 280 000 livres. En parfait état, elle représente la maîtresse et muse de Tissot, Kathleen Newton (1854–1882) accompagnée de sa nièce, Lilian Hervey, dans le jardin de la maison de Tissot au 17 Grove End Road, St. John's Wood, dans le nord de Londres. Ce fut Lilian Hervey qui, en 1946, rendit publique l’identité du modèle, longtemps seulement connu sous le nom de "La Mystérieuse" et révéla ainsi qu’il s’agissait de sa tante, Kathleen Newton.

L’histoire des mécènes victoriens de James Tissot est celle d’une transition sociale ; à la fin du dix-neuvième siècle, l’acquisition d’œuvres d’art avait cessé d’être réservée à l’aristocratie pour devenir un symbole de statut social auprès d’une classe en plein essor, composée d’industriels fortunés. Le prestige des collectionneurs contemporains de Tissot donne une idée de la valeur déjà attribuée à l’époque à ses peintures, considérées comme des symboles de richesse.

Il est toutefois intéressant de noter que pour l’une des dynasties financières les plus importantes de l’époque, l’investissement dans des toiles de Tissot ne se révéla guère fructueux. On the Thames, A Heron (v. 1871 - 1872, Minneapolis Institute of Arts) fut l’une des premières œuvres de Tissot à son arrivée à Londres, et aussi la première à être mise aux enchères en Angleterre. Conçue pour plaire au goût victorien, cette scène japonisante fut d’abord la propriété du banquier londonien José de Murrieta (v. 1834 – 1901), membre d’une famille espagnole qui avait fait fortune sur deux générations grâce au commerce, notamment avec l’Argentine. Murrieta essaya de vendre la toile en mai 1873, sous le titre de On the Thames: the frightened heron pour 570 guinées, mais elle ne trouva pas d’acquéreur. José, qui était marié, vivait à Wadhurst Park dans l’East Sussex, une propriété conçue par E.J. Tarver en 1872-75. Elle fut achetée par ses frères Cristobal (1839 – 1891) et Adriano (1843–1891), qui résidaient dans la maison construite vers 1854 au 11, Kensington Palace Gardens (décorée par Alfred Stevens, avec l’ajout d’une frise peinte par Walter Crane dans la salle de bal construite en 1873). José, ainsi que son épouse, une femme intelligente et pleine d’esprit nommée Jesusa (v.1834–1898), faisaient partie du cercle du Prince de Galles et organisaient de somptueuses réceptions dans leurs demeures de Londres et du Sussex, deux lieux qui servirent d’écrins pour la vaste collection de peintures modernes britanniques et continentales qu’ils avaient acquise. Le Prince fit scandale au ministère des affaires étrangères avant et après son voyage en Inde, lorsqu’il se rendit à Menton pour Pâques avec Jesusa Murrieta en mars 1875, et passa trois jours à visiter les environs avec elle en avril 1876, logeant dans des chambres sous un nom d’emprunt.

José s’attira de son côté les faveurs du jeune roi Alfonso XII d’Espagne, en devenant le premier Marques de Santurce en octobre 1877. Pendant ce temps, Lillie Langtry, une jeune beauté mariée originaire de Jersey attira l’œil du Prince ; la rumeur dit que les époux Murrieta leur aurait fourni un nid d’amour dans leur propriété de Wadhurst. Les attentions du Prince se dispersèrent en 1880 mais en 1881, une autre aile fut construite dans la propriété pour le recevoir. En l’espace de deux ans, la collection d’art fut jugée superflue. En avril 1883, avec d’autres toiles dont une de Turner et plusieurs d’Alma-Tadema, José mit en vente At the Rifle Range (1869, Wimpole Hall, Cambridgeshire) chez Christie's, à Londres, ainsi que The Crack Shot. Estimée à environ 220 livres, la toile ne trouva pas d’acquéreur. En juin 1883, José manqua également de vendre On the Thames for 273 guinées. Le couple Murrieta, qui avait abondamment investi dans les chemins de fer argentins, se retrouvèrent en faillite en 1890, lorsque l’Argentine se trouva incapable d’honorer ses obligations.

Si José avait su que le négociant en vin londonien Charles Gassiot avait acheté The Last Evening en février 1873 pour 1 000 livres et Too Early en mars 1873 pour 1 155 livres, peut-être aurait-il pu lui vendre On the Thames: the frightened heron pour 570 guinées en mai 1873.

Le banquier espagnol aurait sans doute été bien avisé de confier ses « peintures de la bonne société moderne » au goût exigeant de William Agnew, qui arracha la toile Afternoon tea lors de la vente chez Christie’s en 1887 pour seulement 50 guinées. En 2013, la toile fut malheureusement sortie des collections publiques par le Metropolitan Museum of Art de New York, qui la céda lors d’une mise aux enchères chez Christie’s à un collectionneur privé, au prix adjugé de 1 700 000 dollars.

© 2018 Lucy Paquette. Tous droits réservés.

Bibliographie sélective

Brooke, David S. "James Tissot and the 'Ravissante Irlandaise.'" Connoisseur. Mai 1968.

Graves, Algernon, F.S.A. Art Sales from Early in the Eighteenth Century to Early in the Twentieth Century. London: Algernon Graves, 1918.

Misfeldt, Willard E. James Jacques Joseph Tissot: A Bio-Critical Study. Ph.D. diss. Ann Arbor: Washington University, 1971.

Paquette, Lucy. "Who was Algernon Moses Marsden?" The Hammock. Web. 26 mars 2018.

Ridley, Jane. The Heir Apparent: A Life of Edward VII, The Playboy Prince. New York: Random House, 2013.

Wadhurst History Society Newsletter. Web. 26 mars 2018.


Dernière modification 26 janvier 2017

Traduction de Sabrina Laurent 4 février 2024