Pour citer cet article : Paquette, Lucy. "On Holiday with James Tissot and Kathleen Newton, by Lucy Paquette for The Victorian Web." Victorian Web. < Insérer le lien url >. Web. Date de la consultation. [Mise en page de Jacqueline Banerjee; traduction de Sabrina Laurent. Cliquez sur les images pour les agrandir ou lire plus d’informations].
ames Tissot et Kathleen Newton vécurent quasi reclus durant leurs années de vie commune à Londres, de 1876 environ jusqu’à ce que la tuberculose emporte Kathleen fin 1882. Ils voyagèrent toutefois à plusieurs reprises durant l’année 1878. Cela est dû en partie au fait que, n’étant pas mariés, James et Kathleen ne formait pas un couple fréquentable aux yeux de tous. Les deux enfants de Kathleen vivaient à proximité chez sa sœur Polly et rendaient visite à leur mère pour le goûter. Tissot passait la majeure partie de son temps à peindre chez lui, et Kathleen fut son principal modèle durant toutes ces années. Ils organisèrent régulièrement des escapades studieuses, durant lesquelles Tissot prenait Kathleen comme modèle. Le couple s’accorda ainsi quelques excursions dans des villes touristiques facilement accessibles depuis leur demeure de St. John's Wood à Londres. Chacune de ces destinations offrait un nombre d’attractions décrites dans les guides de voyage de l’époque.
Greenwich
Tissot, The Terrace of the Trafalgar Tavern, Greenwich, London (v. 1878).
A Greenwich, Tissot peignit The Terrace of the Trafalgar Tavern, Greenwich, London (v. 1878). Ville située sur la rive sud de la Tamise, Greenwich n’était qu’à environ six kilomètres de Londres par la route et le train, et huit ou neuf kilomètres par le fleuve en partant de London Bridge. La commune de Greenwich comptait 40 412 habitants en 1871 et représentait un centre de production important, grâce à ses sociétés d’ingénierie, ses usines d’acier et de fer, ses chantiers de bateaux à vapeur, ses usines de pierre artificielle et de ciment, son moulin à lin et sa brasserie. Ses rues sinueuses, quoique sans charme à cette époque, étaient animées par un marché, un théâtre, un institut littéraire, une salle de lecture, des bains publics, des banques et vingt hospices pour les nécessiteux.
J. M. W. Turner's London from Greenwich Park (1809).
La ville devait toutefois sa renommée au Greenwich Hospital, une maison pour les marins retraités de la Royal Navy jusqu’en 1869 avec une vue imprenable sur la Tamise. Le hall conçu par Sir Christopher Wren (Painted Hall) abritait une galerie de peintures ouverte gratuitement au public le lundi et le vendredi, tandis que l’entrée coûtait quatre pence les autres jours.
Trafalgar Tavern, Greenwich, 1878.
A l’arrière de l’hôpital, les visiteurs pouvaient se promener dans le splendide Greenwich Park, d’une superficie d’environ 77 hectares, et admirer la vue depuis le Royal Observatory qui le surplombait. Le parc, conçu selon les plans de l’architecte paysagiste du roi Louis XIV, André Le Nôtre, et sur commande de Charles II, fut aménagé en terrasses avec des rangées d’ormes en 1664. Quoique dans un état d’abandon à l’époque, il offrait toujours de jolies vues sur Londres et la Tamise aux foules qui venaient profiter du plein air et nourrir les cerfs peu farouches. A son sommet se tenait le Royal Observatory, fondé par George III. S’il n’était pas ouvert au public, on pouvait toutefois y trouver à l’entrée une boule horaire électrique qui tombait chaque jour à 13h précises, ainsi qu’une horloge électrique, un baromètre standard et des outils de mesure de longueur extrêmement précis, à disposition des visiteurs.
La Trafalgar Tavern était l’une des quatre auberges au bord de la Tamise existant à l’époque. Toutes étaient réputées pour leurs petites fritures et accueillaient des clients plutôt aisés. Sur une vieille étiquette au dos de la toile The Terrace of Trafalgar Tavern, on trouve l’inscription : « No. 1 Trafalgar Tavern/(Greenwich)/oil painting/James Tissot/17 Grove End Road/St John's Wood/London/N.W. » Gravesend.
Deux versions de Waiting for the Ferry (v. 1878) de Tissot, toutes deux dans des collections privées.
En 1878, le couple entreprit des escapades un peu plus lointaines, notamment à Gravesend, qui servit de décor pour les deux versions de la toile Waiting for the Ferry (1878). Gravesend était accessible grâce à de nombreux bateaux à vapeur qui transportaient des foules de passagers durant la journée, ainsi que par des trains sur les lignes Tilbury Railway et North Kent Railway ; un ferry faisait ensuite la liaison entre Tilbury et Gravesend. La distance était d'environ 43 km par bateau et 36 km en train. En 1878, Gravesend comptait une population de 22 000 habitants, et le flux important d'estivants en fit, étonnamment, une ville prospère.
A cette époque, les pêcheurs de Gravesend ramenaient d’immenses quantités de crevettes, qu'ils écoulaient sur le marché de Londres mais aussi dans de nombreuses échoppes de Gravesend. Le dédale très dense que constituait l'ancienne cité médiévale avait fait place à des rues récentes plus larges. Les grandes rues de la nouvelle ville étaient parsemées de boutiques, d'habitations et de pensions.
Gravesend, dessin de G. Ayton Symington. Source: Father Thames
Les églises et les bâtiments publics de Gravesend intéressaient peu les touristes, à l'exception du spectaculaire Hôtel de Ville et de l'imposant "Collegiate Gothic" College for Daughters of Congregational Ministers, Milton Mount, un établissement religieux construit en 1872-73. Il y avait toutefois un théâtre, ainsi que les Assembly Rooms, dans Harmer Street, un édifice construit en 1842 faisant office d'institut littéraire, qui comprenait également une salle de concert pouvant accueillir mille personnes et des salles de billard. L'Hôtel de Ville, au milieu de High Street, fut édifié en 1836 sur le lieu de la précédente mairie. Sa façade fut ornée de colonnes doriques colossales surmontées d'un fronton décoré avec les armoiries de la ville ainsi que des statues de Minerve et des allégories de la Justice et de la Vérité. Un marché se trouvait sous le grand hall de l'étage principal. On y trouvait du maïs le mercredi, un peu de tout le samedi, et un marché de bétail était organisé chaque mois. Le long du fleuve, on trouvait des chantiers de construction de péniches et de bateaux, des fonderies de métal, des corderies, des brasseries, des moulins à farine, des savonneries et d'autres usines de fabrication. Plus loin, on trouvait aussi les jardins du marché, réputés pour leurs asperges et leur rhubarbe, ainsi que des vergers et des champs de cerisiers.
Mais le lieu où se pressaient tous les visiteurs était plutôt le Town Pier, une jetée ornée d'arcades en fonte de 12 mètres de large et avançant sur 40 mètres de long dans le fleuve. Il s'agissait du point de débarquement pour les bateaux à vapeur venant de Londres, et aussi là où se trouvait la billetterie ferroviaire. Construit en 1832, le Pier fut couvert en 1854 et doté de baies coulissantes de chaque côté, permettant ainsi de s'y promener quelle que soit la météo. Pendant l'été, un groupe de musiciens venait y jouer et parfois des bals étaient organisés. Les hôtels les plus renommés, tels que le Clarendon et le Roebuck, étaient situés près du Pier. Des roulottes de bain étaient disponibles à quelques pas et, Gravesend étant à l'époque le siège du Royal Thames Yacht Club, les marins transportaient les passagers depuis et vers les navires ancrés face au Club House sur la Parade. En somme, Gravesend offrait de nombreux divertissements à James Tissot et Kathleen Newton venus y passer leur temps libre.
Tissot réalisa trois versions de Waiting for the Ferry, la première en 1874 (Speed Museum, Kentucky), et deux autres vers 1878, à Gravesend et plus précisément au niveau du dock situé près de l'Old Falcon Tavern. Kathleen Newton servit de modèle uniquement pour les deux dernières versions. Elle revêt le même pardessus à trois capes qu'elle porte dans de nombreuses autres toiles de Tissot, dont The Terrace of the Trafalgar Tavern, Greenwich, London.
Photographie v. 1878 : Kathleen Newton (au centre) et James Tissot (à droite) avec son fils Cecil Newton. Source : Wikimedia, domaine public.
La troisième version de Waiting for the Ferry est datée vers 1878, toutefois le fils de Kathleen Newton, Cecil, né en mars 1876, semble clairement avoir plus de deux ans. En vérité, la toile a dû être peinte en 1882, alors que Cecil était âgé de six ans, tout comme dans la toile The Garden Bench, où il porte la même casquette en laine et le même costume marron. Cela signifierait que la fillette de Waiting for the Ferry serait Lilian Hervey, la nièce de Kathleen Newton, alors âgée de sept ans (la fille de Kathleen, Muriel Violet Newton, est née en décembre 1871 et aurait eu dix ans à cette époque, ce qui parait trop âgé par rapport à la jeune fille de la toile).
Tissot, Kathleen Newton, Cecil Newton, et Lilian Hervey posèrent pour une photographie qui livre quelques indices sur la manière dont l'artiste a composé sa dernière version de Waiting for the Ferry, ajoutant simplement le décor de fond de la version précédente.
Ramsgate
Ramsgate, West Cliff, aquarelle d'un artiste britannique du 19è siècle non identifié.
Le couple s'aventura parfois à Ramsgate, sans doute leur lieu de promenade le plus éloigné, une station balnéaire sur la côte du Kent à 125 km au sud-est de Londres. Tissot y peignit Seaside (July: Specimen of a Portrait, 1878) ainsi que Room Overlooking the Harbour (v. 1878-79).
Les Londoniens pouvaient se rendre à Ramsgate depuis la gare de Victoria sur la ligne London, Chatham, and Dover Railway. Un guide de voyage de l'époque recommandait vivement la visite de cette station balnéaire où résidaient 12 000 habitants : "on ne saurait dire trop de bien de cette ville splendide, de ses magnifiques plages de sable, ses lieux de baignade, ses hôtels, bibliothèques, églises, etc. sans oublier son climat vivifiant".
Ramsgate, Tissot, dessin à la plume et encre.
Les rues de Ramsgate étaient bien pavées ou goudronnées, et brillamment éclairées au gaz. On y trouvait des établissements banquiers et d'épargne, un institut littéraire, des salles de concert, un petit théâtre, plusieurs bibliothèques de qualité, un dispensaire, une mairie, un bureau des douanes, un music-hall, des ouvrages de distribution de gaz et d'eau, etc. Une magnifique promenade était aménagée et décorée le long de West cliff, faisant du front de mer un lieu de récréation sain. On trouvait aussi des roulottes de bain sous East Cliff, là où se situaient, ainsi qu'au-devant du port, des bains chauds agréablement aménagés. Les marchés étaient très bien approvisionnés en viande, en poisson d'excellente qualité, etc. Quelques lieux sur la côte étaient très économiques et offraient ainsi des lieux de repos estival sains et agréables.
Vincent Van Gogh s'installa à Ramsgate en avril 1876, à l'âge de 23 ans, où il travailla brièvement comme professeur assistant dans une école pour garçons. Il écrivit à son frère Théo : « Il y a un port peuplé de toutes sortes de navires, délimité par des jetées en pierre qui s’avancent dans la mer et sur lesquelles on peut se promener. Plus loin, on voit la mer dans son état naturel, et c’est beau. »
A droite : Tissot, Seaside (July: Specimen of a Portrait), 1878. A gauche : Tissot, Room Overlooking the Harbour (v. 1878-79).
Le Royal Albion Hotel, situé près du rivage de Viking Bay à Ramsgate, servit de décor pour Seaside. Construit en 1791, Albion House dominait East Cliff avec une vue imprenable sur la plage et Royal Harbour. Avant d'être couronnée reine, la Princesse Victoria séjourna dans l'une de ses élégantes chambres, ornées de corniches des époques georgiennes et de la Régence, de balcons en fer, et de fenêtres dotées de volets battants. Kathleen revêt l'un des costumes habituels lorsqu'elle prend la pose pour Tissot, une robe d'été blanche ornée de rubans de satin jaune citron que l'on retrouve dans une demi-douzaine de ses peintures à l'huile du milieu des années 1870, dont A Portrait (1876, Tate Britain), A Convalescent (v. 1876, Museums Sheffield), A Passing Storm (v. 1876, Beaverbrook Art Gallery, New Brunswick), et Spring (v. 1878, collection privée).
En 1878, l’année où elle fut peinte, Tissot exposa la toile Seaside, ainsi que neuf autres œuvres, à la Grosvenor Gallery de Londres, un écrin somptueux accessible seulement sur invitation, situé dans New Bond Street. Il en fit une copie (aujourd'hui dans une collection privée) montrant Kathleen Newton portant un chignon serré blond. Il fit don de cette version à Émile Simon, administrateur du Théâtre l'Ambigu-Comique situé au 2, Boulevard Saint Martin, à Paris, de 1882 à 1884. Simon revendit la toile sous le titre La Rêverie en 1905 ; cette version de Seaside (qui est donc connue sous le titre de July, La Rêverie, et Ramsgate Harbour) est signée de l'artiste et porte l'inscription "J.J. Tissot a l'am(i) E. Simon en bon Souvenir" (sur la barre horizontale de la fenêtre). Plus tard, un autre artiste ajouta une chevelure frisée rousse à Kathleen Newton, sans doute plus à la mode.
Dans sa toile Room Overlooking the Harbour (v. 1878-79), Tissot représente Kathleen Newton occupée tandis qu'un vieil homme (peut-être un servant qui accompagnait le coupe) prend résolument la pose. La toile est restée dans la même famille depuis 1933 et en excellente condition, quoiqu'elle eût besoin d'un nettoyage et d'une nouvelle couche de vernis. Elle fut vendue chez Sotheby's, à Londres, le 11 juillet 2019, pour 400 000 livres (prix marteau).
Richmond
Aquarelle du Richmond Bridge par Turner, 1837.
En 1878-79, le couple voyagea plus à l’est, à Richmond, un village sur la rive sud de la Tamise où Tissot peignit By the Thames at Richmond (huile sur toile) et Richmond Bridge (huile sur panneau, 35.6 x 22.9 cm).
Richmond, une ville située à une quinzaine de kilomètres du centre de Londres, était facilement accessible grâce à des bus qui effectuaient de fréquentes liaisons depuis la City et le West End. Par la mer, la distance s’élevait à 26 km, mais la Tamise étant trop étroite à cet endroit pour permettre le passage des bateaux, les voyageurs faisait plutôt le voyage en train, depuis les gares de Waterloo et de Vauxhall notamment. La ligne District Railway reliait Richmond au métro de Londres dès 1877, permettant à Tissot d’emprunter la station Swiss Cottage (ouverte en 1868), à proximité de sa résidence.
Le Richmond Bridge, construit avec de la pierre de Portland entre 1774 et 1777, servit d’abord de pont à péage, jusqu’à la disparition de la taxe en 1859. Ses cinq arches s’élevaient graduellement jusqu’à la plus haute travée au centre, large d’environ dix-huit mètres, permettant le passage des navires.
By the Thames at Richmond. Source : Wikimedia Commons.
Dans la toile Richmond Bridge, Kathleen Newton porte la robe en tartan vert déjà vue dans Room Overlooking the Harbour et The Warrior's Daughter (The Convalescent, v. 1878, Manchester Art Gallery, U.K.). Dans By the Thames at Richmond, elle revêt l’éclatante robe marron à fleurs qu’elle porte également dans trois versions peintes à l’huile (ainsi qu’une version à l’aquarelle) de La sœur aînée (v. 1881) et de The Garden Bench (v. 1882, collection privée). La petite fille porte la même tenue et prend la même pose que dans la photo ci-dessus, et peinte dans la troisième version de Waiting for the Ferry. L’homme utilise sa canne pour tracer "I love you" sur le sol, sous le regard de la jeune femme.
Kathleen Newton, qui décéda de la tuberculose en 1882, fut représentée par Tissot assise sur une chaise longue alors qu’elle était souffrante dans la toile The Dreamer (Summer Evening, Musée d'Orsay, v.1876). Ces voyages hors de la ville, faits en 1878-79 et rendus possibles par le développement des transports, étaient sans doute des bouffées d’oxygène pour le couple qui vivait quasi reclus ; ils avaient peut-être également été ordonnés par les médecins.
Articles liés
- The Development of Leisure in Britain after 1850
- The Seaside in the Victorian Literary Imagination
- Technology and Leisure in Britain after 1850
- The Old Royal Naval College, Greenwich, and its Environs: Their Victorian Interest
Bibliographie
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Dernière modification 26 janvier 2017
Traduction de Sabrina Laurent 28 avril 2024