[« Nowhere, Neverland, Wonderland, ailleurs victoriens » d'abord paru dans Visions de l’Ailleurs. Actes du colloque du CEREAP. Ed. Dominique Berthet. Paris : L’Harmattan: 2009. pp. 195-209.]

Les Victoriens, que l’on se représente généralement comme des gens à la morale stricte et à l’imaginaire entravé par un matérialisme triomphant, étaient en même temps des rêveurs utilisant volontiers la fantaisie utopique et les contes de fées comme medium privilégié pour échapper par l’imagination à un réel perçu comme absurde ou cruel. Ainsi, le monde virtuel qu’ils inventèrent, ou-topos ou eu-topos, littéralement lieu de nulle part ou pays des merveilles ne peut-il exister que comme double inversé de leur univers quotidien. Leurs ailleurs se présentent donc comme l’envers de l’endroit (point de référence du narrateur). Envers et revers : selon une polarisation dialectique, l’ici et l’ailleurs se renvoient l’un à l’autre et n’existent que dans leur opposition. « Ailleurs », du latin in aliore loco, signifie « dans un autre lieu », mais par son opposition à « ici », qui englobe aussi bien le lieu que le présent de référence de l’énonciateur (comme dans l’expression « jusqu’ici »), « ailleurs » s’oppose plus globalement au hic et nunc de l’ego.

Parmi les plus célèbres descriptions d’ailleurs victoriens figurent les Nouvelles de Nulle Part de William Morris, un éminent poète, traducteur, décorateur, fondateur du mouvement Arts and Crafts, mais également éditorialiste du journal Commonweal et propagandiste convaincu de la cause socialiste durant les vingt dernières années de sa vie. News from Nowhere (1890) occupe une place centrale, comprise entre Alice’s Adventures in Wonderland (1865) de Lewis Carroll et Peter Pan (1904) de James Barrie (que l’on peut considérer comme faisant partie de la même époque, bien que la première version de Peter Pan ait été publiée trois ans après la mort de la reine Victoria). La proximité sémantique de Wonderland, Pays des Merveilles, de Nowhere, Nulle Part et de Neverland, Pays qui n’existera jamais, suggère qu’il s’agit en réalité de trois variantes autour d’un même concept : celui du Paradis – pays de Cocagne mythique existant hors de la contrainte du temps. Or le paradis est également le para-d’ici, l’espace-temps d’à côté, ce voisin perpétuel que l’on nomme l’ailleurs. Il est aussi la parade – le revers que nous évoquions à l’instant, prise dans son sens sportif – c’est-à-dire la protection, la défense et la riposte contre un ici menaçant. Lorsque William Guest, le héros des Nouvelles de Nulle Part, cherche à définir l’impression qu’il ressent dans son pays d’accueil, c’est bien l’image du Paradis qui s’impose à lui : « vous me paraissez ici vivre non sur terre mais au ciel » (22 : 385) s’exclame-t-il. Le paradis laïc de Nowhere est un avatar de la déchristianisation massive qu’a connue l’époque victorienne et qui, ayant rejeté le dogme, a conservé les mythes de la religion en les sécularisant. Les trois paradis laïcs substituent ainsi à l’Eden biblique un monde merveilleux habité par des créatures fantastiques dans le cas d’Alice, des enfants dans le cas de Peter Pan, et des adultes qui sont restés des enfants dans le cas de Nowhere : « A la vérité ces gens étaient (...) comme des enfants » (32 : 495) conclut William Guest à la fin de son périple.

News from Nowhere n’est pas un livre pour enfants, il s’adresse plutôt à « tous les jeunes, quel que soit leur âge » selon la formule consacrée, car en réalité les rares enfants rencontrés au cours de 504 pages de l’œuvre ne permettent pas à un jeune lecteur de s’identifier avec les personnages. En partageant le temps d’un rêve la vie d’adultes-enfants, William Guest, le narrateur et double de William Morris, régresse dans son histoire personnelle et revit en la réexaminant sa propre enfance. En effet, pour construire le monde alternatif de Nowhere, Paradis retrouvé de l’homme prélapsarien, Morris puise dans ses souvenirs d’enfance, si bien que le Paradis terrestre auquel accède le narrateur est tout à la fois Kelmscott Manor, la résidence de Morris dans la banlieue d’Oxford, et la maison paternelle de Walthamstow. La régression dans le monde primordial, le « vert paradis des amours enfantines » selon les mots de Baudelaire, s’effectue lors d’un voyage sur la Tamise où, simultanément, le narrateur remonte le fil du fleuve et l’auteur, celui du temps, saluant au passage les lieux qui ont jalonné sa vie.

Pour Peter Pan également, l’accès au monde de Neverland se fait par bateau et nous savons que les aventures d’Alice furent inventées et contées pour la première fois sur un canot où se trouvaient embarqués Charles Dodgson (alias Lewis Carroll) et la jeune Alice Liddell. L’élément aquatique, associé au mystère et à la naissance, est le vecteur naturel du voyage à rebours. William Guest n’entre véritablement au pays de Nowhere qu’après son bain initiatique au chapitre 2 d’où il ressort « l’œil et l’esprit débarbouillés » (2 : 93). Ainsi, débarrassé des préjugés adultes, il est prêt à effectuer le retour vers l’unité organique primitive, celle dont parlent tous les mythes, antérieure à la séparation de ce que nous considérons couramment comme des opposés. Dans cet ailleurs, qui est un autrefois idéalisé, les éléments masculins et féminins sont fusionnés, l’homme et la nature vivent en harmonie parfaite, et les êtres humains baignent dans un amour universel vierge de toute forme de fracture culturelle, sociale, générationnelle – tout cela sans l’intervention d’aucun appareil politique ou dogmatique. Cette description pourrait être celle de l’Eden de la Genèse habité par l’Adam hermaphrodite, celle des paradis païens, aussi bien que celle de l’étape préœdipienne de tout individu.

Par un effet de synecdoque fréquent en littérature, la jeunesse de l’homme se superpose à celle de l’humanité. Ainsi, en dépeignant un peuple jeune d’esprit qui a su recouvrer la foi confiante, l’innocence et la faculté d’émerveillement de l’enfance, Morris exprime son espoir en un âge nouveau, en une seconde ou une troisième jeunesse – à comprendre comme cycle historique. En fait, il semblerait que, selon Morris, l’ailleurs soit plus qu’un lieu que l’on habite, un état qui nous habite de façon latente et qu’il ne tient qu’à nous de réveiller. Il en va de même pour la notion de paradis, définie dans le dictionnaire comme un « état de bonheur parfait ». Par son équation enfance = bonheur = Paradis, Morris procède à une inversion de la projection temporelle à laquelle la plupart de ses contemporains sont habitués, qui perçoit la mutation de l’enfant en adulte comme inéluctable, et celle du présent en futur comme souhaitable dans la perspective d’un bonheur toujours à conquérir mais dont l’apogée n’interviendra que post mortem. Aux yeux de l’auteur de Earthly Paradise, le Paradis est de ce monde mais son accès passe par la régression de l’homme vers l’enfant et du présent vers le passé. Dans cette perspective, l’expérience de la nouvelle vie n’est pas faite sous la conduite d’un aîné mais d’un ou deux cadets car dans la chronologie des Nouvelles de Nulle Part, Guest se trouve être l’ancêtre de Dick, son guide, et de l’aïeul de ce dernier, le vieux Hammond, son mentor. Quant à Alice, lorsqu’elle perçoit comme absurdes les propos de la Duchesse ou de la Reine Rouge, elle offre au lecteur « la vision enfantine d’un monde d’adultes, face auquel c’est l’enfant qui détient la sagesse, la justice et la vérité » . Sur ce point, William Morris et Lewis Carroll semblent emprunter à la tradition romantique selon laquelle « l’enfant est le père de l’homme », et à William Blake en particulier, selon qui le parcours entre l’innocence et l’expérience n’aboutit pas à la perte de l’innocence mais, bien au contraire, à sa redécouverte. Dans la veine de Wordsworth et Coleridge, William Morris fonde sa pensée utopiste sur la conviction que les enfants, les femmes, et les gens des campagnes sont plus proches de l’harmonie organique antédiluvienne que ne le sont les adultes mâles citadins. De même, James Barrie accorde à Wendy de continuer à voler après que les garçons aient oublié leur don, et d’être la dernière de la fratrie à revoir Peter Pan. Dans une étude récente, Catherine Robson a développé une thèse intéressante : l’idéalisation des fillettes fut particulièrement patente à l’époque victorienne pour des raisons culturelles, religieuses et littéraires. Cet auteur rappelle que jusqu’à l’âge de sept ans environ, les enfants des deux sexes étaient habillés et éduqués de la même manière, dans l’univers féminin de la nursery. Passé cet âge, les garçons portaient le pantalon et étaient envoyés à l’école où ils étaient instruits par des maîtres. La fillette était le parangon de l’innocence dans les sermons comme dans les romans de Dickens. Ainsi, souvent, la quête de la jeunesse et de la pureté se double de celle de la féminité : Alice, Wendy ou Ellen ont avec leurs auteurs une génération d’écart. Enfants idéales, doubles infantiles et féminisés de leur créateur, elles dévoilent aussi un aspect de l’ailleurs qui est l’autre part (de soi, en l’occurrence).

L’égérie du nouveau monde du XXIIe siècle, Ellen, est l’incarnation de l’idéal féminin de Morris, d’où le « Elle » constitutif de son prénom. Femme-enfant, elle est sensuelle mais d’une ingénuité toute enfantine, passionnée dans ses propos mais soumise à son père (ou grand-père), cultivée mais affichant son impatience envers les connaissances livresques. Elle est à la fois la fille idéale – et se présente comme une version érotisée de May Morris – , et l’amante potentielle qui fait à son invité une proposition assez ambiguë : « Ce soir, ou demain matin, je vous proposerai quelque chose qui me rendrait très heureuse et qui, je crois, ne vous coûterait pas » (28 : 459). Elle est également la femme intemporelle, proche de la mère universelle, Mère Nature, poncif de la poésie romantique, qui accueille sur son sein le retour de ses enfants prodigues et montre sa bienveillance en étant particulièrement généreuse. Réciproquement, Ellen exprime son amour pour la nature dans une exclamation de jouissance : « Oh oui ! Oh oui ! Combien j’aime la terre, et les saisons, et le temps qu’il fait, et tout ce qui touche à elle, et tout ce qui naît d’elle ! » (31 : 487). En effet, plus qu’un personnage vraisemblable, Ellen se présente comme une allégorie, si bien que même dans le pays de Nulle part, elle semble appartenir à un autre monde, celui des fées. Plusieurs fois désignée comme telle, elle montre ses pouvoirs lorsqu’elle réussit à réconcilier Guest avec lui-même : « il s’est mis, grâce à moi, d’accord non seulement avec moi mais avec lui-même » (29 : 469). Elle l’aide ainsi à rassembler les moitiés masculine et féminine de son moi divisé, ce qui revient encore une fois à régresser à la petite enfance, avant que la polarisation sexuelle ne s’affirme, à devenir comme un ange asexué ou une fée au sexe parfois incertain. Les fées de Neverland (Pays de Nulle Part dans la traduction d’Henri Gobillot) partagent cette caractéristique : « les mauves sont des garçons, les blanches des filles et les bleues (…) ne savent pas trop ce qu’elles sont » (226). L’idéalisation du passé comme âge de l’harmonie perdue se justifie dans la dimension politique du récit ainsi que par la prédilection de William Morris pour le Moyen Âge. Mais une autre influence, rarement décelée est également détectable : celle des contes de fées « redécouverts » par ses contemporains poètes et illustrateurs. Les descriptions de Nowhere fournies par Guest expriment une perplexité et un émerveillement proches de ceux d’Alice se retrouvant de l’autre côté du miroir : tout y est plus beau, plus coloré, mais les codes sont souvent incompréhensibles – ce qui amène parfois à des malentendus cocasses sur le sens des mots comme par exemple « baiser » dans Peter Pan, compris comme « dé à coudre » ; ou encore « école » ou « pauvre » dans les Nouvelles de Nulle Part, ou sur des notions telles que le salaire ou la paresse que les Nowheriens interprètent comme des farces très drôles. Ainsi Dick, le guide de William Guest, n’a de cesse de s’amuser des « bévues » de son hôte : « Il éclata d’un rire joyeux et sonore comme si l’idée de se faire payer son travail était d’un comique irrésistible » (2 : 101), ou plus tard « L’idée qu’il peut y avoir des gens qui n’aiment pas travailler ! C’est par trop ridicule ! (…) et il recommença à rire de façon plus bruyante encore » (6 : 161). Utilisant le procédé narratologique de la distanciation, l’auteur provoque chez son lecteur un phénomène que Paul Ricoeur appelle la « défamiliarisation », qui consiste à examiner sous un jour nouveau des situations familières régies par l’habitude ou le sens commun. En 1874, la poétesse Christina Rossetti, sœur de Dante Gabriel, publia un recueil de trois fantasies dans la veine carrollienne, Speaking Likenesses, qu’initialement elle avait envisagé d’intituler Nowhere. L’une des trois histoires présente une jeune héroïne, Ella (dont le prénom semble, comme celui d’Ellen, désigner la féminité dans son ensemble) invitée lors d’une fête d’anniversaire à participer à des jeux sadiques. Lorsqu’Ella est choquée par le jeu du Self-Help (Chacun pour soi) où tous les coups sont permis, on lui répond simplement : « souviens-toi que mon anniversaire est célébré au pays de Nulle Part. Et pourtant, qui sait si quelque chose de fort semblable ne se déroule pas également en ce moment même au pays de Quelque Part ? » La tension dialectique quelque part/nulle part indique fermement que l’ailleurs n’est rien que l’ici d’un autre. Christina Rossetti comme William Morris a recours au procédé de la défamiliarisation qui, en déstabilisant les habitudes du lecteur, le fait devenir autre, et l’amène donc à considérer comme ailleurs son ici familier. Les dysfonctionnements du réel, magnifiés par le point de vue à partir duquel ils sont examinés, apparaissent ainsi comiques ou absurdes. L’adoption du non-sens, ou plutôt du sens non-commun est également la clé d’accès au monde des contes de fées.

Que pour exprimer son désir d’ailleurs et cristalliser sur cet ailleurs son utopie personnelle et collective, Morris ait eu recours aux contes n’a rien d’étonnant : au XIXe siècle les contes et légendes jouirent d’un formidable renouveau d’intérêt. Dès les années 1840, les fées apparaissent à travers la littérature, la peinture et les arts de la scène. Leurs sources littéraires se trouvent dans le patrimoine britannique : Shakespeare (Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête), Spencer (The Faerie Queene) et Milton mais également dans le folklore européen étudié et recensé au XIXe siècle par Hans Christian Andersen et les frères Grimm.

Les fées, sortes d’anges laïcs qui auraient perdu leur auréole tout en gardant leurs ailes connurent à l’époque de la reine Victoria une grande popularité, comme si un transfert de mysticisme s’opérait entre êtres ailés. Le surnaturel, qu’il soit religieux ou folklorique, remplit la même fonction consolatrice et palliative d’introduire l’ailleurs dans l’ici, de faire coexister deux systèmes de valeurs opposés ; il agit ainsi comme contrepoids d’un réel mercantile et souvent aliénant. Deux citations de Victoriens éminents convergent sur ce point : « In a utilitarian age, of all other times, it is a matter of grave importance that fairy tales should be respected » écrivait Charles Dickens tandis que le grand ami de Morris, le peintre Edward Burne-Jones déclarait « The more materialistic science becomes, the more angels I shall paint ». Cet aspect militant des contes, légendes et mythologies n’était pas pour déplaire à Morris dont l’enfance avait été accompagnée par la lecture des classiques du genre par Walter Scott, Minstrelsy of the Scottish Border (1801-2), The Lay of the Last Minstrel (1805) et The Lady of the Lake (1810) notamment. Son intérêt pour les histoires de fées ne s’était pas démenti lorsque, étudiant à Oxford avec Edward Burne-Jones, ce dernier reçut une commande pour illustrer un recueil de contes européens intitulé The Fairy Family, a series of Ballads and Metrical Tales illustrating the Fairy Faith of Europe. Ce projet ne fut pas publié du vivant de Morris, toutefois la complicité entre les deux amis était si grande qu’il est difficile d’imaginer Edward réaliser quatre-vingt-huit planches sans informer, voire consulter William. Passées les années d’université, le respect de Morris pour les contes et les légendes perdura : il consacra plusieurs mois de sa vie à collecter, retranscrire et traduire les sagas islandaises. L’influence du conte est perceptible dans la structure même de News from Nowhere dont le chapitre 1 commence en insistant sur le caractère oral du récit : ce que l’on s’apprête à lire a été transmis de bouche à oreille. Suivant les conventions du conte, l’inversion entre mondes réel et imaginaire est introduite très tôt. Le narrateur s’endort, puis se réveille en pleine nuit dans un état de lucidité extraordinaire qui le distancie de son état de veille et lui permet de considérer sa vie comme un cauchemar, et son rêve comme une réalité enchantée qu’il se propose de faire partager au lecteur :

« Il demeura dans cette condition… jusqu’à ce qu’il eût presque commencé à s’y complaire ; au point presque de s’amuser du conte de ses sottises passées, au point que les embarras qu’il prévoyait devoir rencontrer sur son chemin s’ordonnèrent bientôt en une divertissante histoire. Il entendit sonner une heure, puis deux, puis trois, après quoi il se rendormit. Notre ami nous dit aussi s’être éveillé une fois encore de ce sommeil pour traverser une série d’aventures tellement surprenantes qu’elles méritent, à son avis, d’être portées à la connaissance de nos camarades, et, à la vérité, du grand public. Aussi se propose-t-il maintenant de vous les raconter » (1 : 89).

Les récits de Lewis Carroll et de James Barrie se déroulent de même le temps d’un rêve : « Dans son sommeil, Mme Darling fit un rêve. Elle rêva qu’elle côtoyait le Pays de Nulle Part et que venait d’en débarquer un étrange petit garçon » (20), et l’on comprend qu’Alice était endormie tout au long de la narration lorsqu’à deux pages de la fin sa sœur l’appelle « Alice, ma chérie, réveille-toi ! » (175). L’inversion des mondes réel et imaginaire est initiée par la formulation d’un vœu qui, comme dans les contes, se réalise : « Oh, si seulement tu pouvais rester ainsi à jamais ! » (9) s’exclame Mme Darling émerveillée par l’innocence radieuse de sa fille, tandis que le narrateur des Nouvelles de Nulle Part s’exclame : « Si seulement je pouvais voir un jour de cette vie nouvelle ! (…) Si seulement c’était possible ! Si je pouvais le voir ! » (1 : 87). Ainsi, comme par magie, le rêve, réel véritable, libère le rêveur du faux réel qui est le vrai sommeil de l’esprit. Cette image du long sommeil paralysant évoque le conte de La Belle au bois dormant, magnifiquement illustré par Edward Burne-Jones dans de multiples œuvres, dont une série de 10 carreaux de faïence réalisés en 1864 pour l’entreprise Morris, Marshall, Faulkner & Company. D’autres contes sont également convoqués par voie d’intertextualité, notamment Boucles d’Or, Les Habits neufs de l’Empereur, Les six frères cygnes, Le Roi de la Montagne d’or et Henri-le-Fidèle

Boucles d’or

Au chapitre 6, ayant confié son cheval à une « femme très belle, magnifiquement vêtue de soie brochée », William Guest s’exclame « Quelle superbe créature ! (…) La Belle aux Cheveux d’Or » (6 : 150-152). Toutefois, Goldylocks s’est comme par magie transformée en vieillard lorsqu’au bout de quelques instants Guest ressort de la boutique : « A ma grande déception, ainsi que par un de ces changements à vue qui se produisent dans les rêves, un grand vieillard tenait maintenant notre cheval, au lieu de la belle jeune femme » (6 : 157). La Belle évoque quelque créature préraphaélite et, hormis la couleur de ses cheveux, pourrait bien être le double de Jane Morris, épouse de l’auteur et aussi muse et modèle de Dante Gabriel Rossetti. Lorsque Rossetti et Morris avaient fait ensemble la connaissance de Jane en 1857 à Oxford, elle avait 17 ans et vivait chez son père, palefrenier de son état, d’où son rapprochement probable avec la fille au cheval. Boucles d’Or est un conte cruel : la fillette est punie pour avoir pénétré dans la maison des ours en leur absence et utilisé ce qui ne lui appartenait pas. L’intertexte permet d’inscrire entre les lignes un épisode douloureux dans la biographie du couple Morris. Durant les longs voyages de William Morris en Scandinavie, Rossetti vivait de fait auprès de Jane à Kelmscott Manor dont Morris et Rossetti étaient co-locataires. Il est probable qu’à son retour, Morris ait eu le sentiment que quelqu’un avait bu dans son verre, mangé dans son assiette et dormi dans son lit. Mais le coupable n’était pas seul, il avait une complice, ce qui explique peut-être l’interchangeabilité de la Belle et du Grand Vieillard. Rossetti était l’aîné de Morris de six ans seulement mais sa notoriété était déjà grande lorsqu’il rencontra pour la première fois l’étudiant Morris, qui lui accorda en conséquence la déférence due aux personnes d’âge mûr. Mêlant le conte et l’autobiographie, l’allusion à Boucles d’Or aborde de manière oblique le thème de l’usurpation punie.

Les Habits neufs de l’empereur

Ce conte d’Andersen est utilisé pour évoquer la prise de conscience socialo-communiste des années 1870-1880 : « Le XIXe siècle se vit dans la situation d’un homme à qui l’on aurait enlevé ses vêtements pendant qu’il se baignait et qui devait maintenant traverser tout nu la ville » (15 : 273). Cette citation fait également appel au célèbre conte de Perrault Le Chat botté auquel la fée Tinn-Tamm ou Clochette doit son miroir dans Peter Pan. Le point commun entre les deux contes est le triomphe de l’humble doué d’intelligence (le couturier ou le chat) sur une figure du pouvoir (l’empereur ou le roi) aveuglée par sa suffisance.

Les six frères cygnes, Le Roi de la Montagne d’or et Henri-le-Fidèle

Ces trois contes des frères Grimm sont mentionnés comme servant de sujet aux décorations de la grande salle à manger du marché de Bloomsbury (16 : 281). Dans le premier, des prisonniers, victimes d’une malédiction, sont libérés par le sacrifice d’une femme ; dans le deuxième, une épouse adultère se repend et rend à son mari sa légitimité en tant que roi ; dans le troisième, la fidélité masculine est glorifiée. Dans les trois, il est question de loyauté et d’incompréhension, de confiance récompensée. Encore une fois, on peut y voir une projection de la biographie de Morris.

Non seulement Morris fait appel à des contes et légendes comme nous venons de le voir mais dès le chapitre 22, c’est-à-dire, à partir du moment où Guest rencontre Ellen, le récit devient un véritable conte de fée, mettant en scène des créatures surnaturelles ou archétypales : la fée Ellen (23 : 391), le gnome ou lutin des bois grand-père d’Ellen (23 :391), deux amoureux dans un jardin enchanté (Clara et Dick) et enfin un clone de Persée, William Guest lui-même, « coiffé du chapeau de l’invisibilité », armé pour aller décapiter la Méduse du capitalisme. Lewis Carroll aborde la féerie dans une stratégie de mise en abîme : Alice s’imagine écrivant son autobiographie qui est un conte de fées :

« Je me demande ce qui a bien pu m’arriver ! Au temps où je lisais des contes de fées, je m’imaginais que ce genre de choses n’arrivait jamais, et voilà que je me trouve en plein dedans ! On devrait écrire un livre sur moi, ça, oui ! Quand je serai grande, j’en écrirai un… » (74)

De fait, Carroll établit une distinction entre les petits qui vivent les contes de fées, et les grands, qui les écrivent. En effet, l’une des caractéristiques des childlands et des fairylands est leur petitesse : les êtres féeriques, comme les enfants, sont menus. Leur univers, semblable au nôtre par de multiples aspects, s’en différencie principalement par l’échelle. Lorsque Alice se trouve dans la maison du Lapin blanc, elle entre dans une « petite chambre » où elle trouve « deux ou trois paires de minuscules gants de chevreau blancs » posés sur une table (72). Dans les Nouvelles de Nulle part, le changement d’échelle est remarquable et permet à Guest de redécouvrir les charmes et la modestie vertueuse des objets, des maisons et du paysage du « joli petit pays » qu’est l’Angleterre (28 : 457). Le pays de Peter Pan est décrit de même : « De toutes les îles de délices, le Pays de Nulle Part est le plus douillet et le plus dense, non pas étiré en longueur, voyez-vous, avec de fastidieuses distances à parcourir entre deux aventures, mais délicieusement reclus sur lui-même » (16-17). Ainsi, l’harmonie du protagoniste avec son environne-ment miniature signale sa ré-inclusion dans le monde des enfants et celui des fées.

En ré-enchantant le connu, Morris invite les lecteurs à regarder avec des yeux neufs leur environnement familier : la Tamise, les quartiers de Hammersmith ou de Saint-Paul, les villes d’Abingdon et d’Oxford. Il décrit l’Angleterre, mais pas exactement celle de ses contemporains car il y fait plus beau, les rivières y sont plus poissonneuses, les vergers y produisent des fruits plus appétissants. En superposant le réel et l’irréel, Morris joue sur les deux tableaux et laisse entendre que son conte n’est pas romanesque. Il en va de même pour la majorité des contes de fées qui interrogent le réel, la forme n’étant que pure convention. Le fond des contes populaire est souvent cruel, comme le serait le message politique de Morris s’il n’empruntait l’aspect d’un conte. Il en résulte que si le monde du rêve est plus attractif que le XIXe siècle en Angleterre, l’imaginaire du lecteur doit initier un effort visant à remplacer la réalité fausse du présent par une autre, plus juste et plus heureuse, valant la peine d’être vécue.

En échappant aux contingences de ce monde, Alice, William et Peter s’extraient des coordonnées inventées par l’homme pour rationaliser son existence, son expérience et sa finitude (identifiées par Kant comme le temps, l’espace et la causalité). L’absurde de Wonderland démontre que la causalité n’existe pas plus que le temps – puisque selon le Chapelier il est toujours six heures – James Barrie brouille les repères spacio-temporels (l’adresse de Peter Pan est « la deuxième à droite, et ensuite tout droit jusqu’à l’aube » (38)) et le voyage temporel de Guest tend à prouver que le temps n’est qu’une perception très subjective. Le temps distendu du rêve permet en quelques heures de vivre plusieurs jours d’aventure, ce qui a pour effet de ralentir l’écoulement du temps et donc de retarder l’heure de la mort. Il en va de même sur l’île de Peter Pan où les enfants ne grandissent jamais. Dans les contes de fées, les héros vivent généralement très longtemps ; la mort n’est qu’un long sommeil dans La Belle au bois dormant, ou l’occasion d’une résurrection dans une vie meilleure dans Le Roi de la montagne d’or. De même, les Nouvelles de Nulle Part se déroulent dans ce qui semble un éternel été : la perspective des saisons froides apparaît comme une prémonition inquiétante mais fort éloignée. Peut-être Morris a-t-il réussi à juguler la ronde des heures : le vieillard en haillons que William rencontre au chapitre 32 évoque la figure allégorique du temps, Old Father Time. Ce dernier lui adresse un salut presque obséquieux en levant son couvre-chef, ce qui peut être interprété comme un acte de soumission face à la puissance de l’imagination qui, seule capable de défier celle du temps, permet d’accéder à l’ailleurs. En ce sens, le récit termine sur une note de prophétie confiante : « Si d’autres peuvent voir ce que j’ai vu moi-même, c’est une vision des jours à venir qu’il nous faut l’appeler, non plus un rêve » (32 : 505), et pourrait justifier que nowhere soit orthographié now here… dans une visée future. Toutefois, par leur capacité de régénération permanente, le futur comme l’ailleurs demeurent à jamais insaisissables, donc attractifs – comme le dit Alice : « The prettiest are always further » – et les auteurs qui nous entraînent à leur poursuite nous offrent en partage l’espoir, le courage et le désir de découvrir les rivages de ce territoire qui, selon le narrateur de Peter Pan, « n’arrête pas un instant de bouger ! »

Bibliographie

Barrie, James. M. Peter Pan, Collection Folio Junior. trad. Henri Robillot. Paris: Gallimard Jeunesse, 1997.

Carroll, Lewis. Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Trad. Jacques Papy, édition présentée et annotée par Jean Gattégno. Paris: Gallimard, 1994.

Morris, William. Nouvelles de Nulle part. Trad., intro et notes Vincent Dupont. Paris: Aubier-Montaigne, 1957.

Robson, Catherine. Men in Wonderland: the lost Girlhood of the Victorian Gentleman (2001). Princeton: Princeton University Press: 2003.


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Dernière modification 25 September 2012