La traduction de la poésie de Wilde par Albert Savine provient du Project Gutenberg EBook de son édition de Poèmes (1907). Date de sortie: janvier 2005 [EBook #14683]. Produit par Miranda van de Heijning, Renald Levesque et le Online Distributed Proofreading Team.

Où donc étais-tu, pendant qu'autour des murs
de Troie, les fils des Dieux se battaient en cette
grande emprise? Pourquoi reviens-tu fouler notre
terre à nous? As-tu oublié cet adolescent passionné,
et sa galère aux voiles de pourpre, et son équipage
tyrien, et les yeux moqueurs de la perfide
Aphrodite? Car c'est assurément toi qui, pareille à
une étoile suspendue dans le silence argenté de la
nuit, entraînas la chevalerie et l'énergie du monde
antique au milieu des clameurs et des torrents de
sang de la guerre.

Ou bien régnais-tu sur la lune chargée de feu?
Ton temple a-t-il été bâti dans l'amoureuse Sidon,
au-dessus de la lumière et du rire de la mer? Est-ce
là que, voilée par le treillis fait d'écarlate aux
mailles d'or, quelque jeune fille aux membres
bruns brodait une tapisserie pendant toute la durée
des heures vides et lourdes du plein jour, jusqu'à
ce qu'enfin sa joue s'allumât des flammes de la
passion, et qu'elle se levât pour recevoir, sur ses
lèvres salées par l'embrun, le baiser d'un joyeux
matelot cyprien, revenu sain et sauf de Calpé et
des falaises d'Héraklès?

Non, tu es bien Hélène elle-même et non point
une autre; c'est pour toi que mourut le jeune Sarpédon,
et que l'âge viril de Memnon fut fauché
prématurément. C'est pour toi qu'Hector au cimier
d'or tenta de vaincre le fils de Thétis dans cette
course fatale, dans la dernière année de la captivité.
Oui, aujourd'hui encore l'éclat de ta renommée
flamboie dans ces plaines d'asphodèles flétries, où
les grands princes, si bien connus d'Ilion, entrechoquent
des fantômes de boucliers, en t'appelant
par ton nom.

Où donc étais-tu? Dans cette terre enchantée dont
Calypso la délaissée connaissait les vallons endormis,
où jamais faucheur ne se lève pour saluer le
jour, mais où l'herbe intacte s'emmêlait confusément,
où le berger mélancolique voyait ses hauts
épis rester debout jusqu'au temps où le rouge de
l'été faisait place aux teintes grises de la sécheresse?
Étais-tu étendue là-bas, près de quelque source
léthéenne, tout entière à tes souvenirs d'autrefois,
au craquement des lances qui se brisent, à l'éclair
soudain d'un heaume fracassé, au cri de guerre des
Grecs?

Non, tu avais pour retraite cette colline creuse
que tu habitais avec celle dont on a perdu tout souvenir,
cette reine découronnée que les hommes appellent
l'Erycine, cachée si loin que tu ne pouvais
jamais voir la face de celle dont aujourd'hui, à
Rome, les nations révèrent en silence les autels
décrépits, de celle à qui l'amour n'apporta nulle
joie, nulle volupté, de celle qui ne connut de
l'amour que l'intolérable souffrance, pour qui ce
fut seulement une épée qui lui fendit le coeur, et
qui n'en eut que la douleur de l'enfantement.

Les feuilles de lotus qui guérissent de la mort,
tu les tiens à la main. Oh, sois bonne pour moi,
pendant que je me sais encore à l'été de ma vie, car
c'est à peine si mes lèvres tremblantes laissent
passer un souffle capable de faire retentir de ton
éloge la trompette d'argent, tant je suis courbé devant
ton mystère, tant je suis ployé, brisé sur la
terrible roue de l'amour, et je n'ai plus d'espoir,
plus le coeur de chanter. Pourtant je ne me soucie
point quel désastre le temps peut amener, si tu me
permets de m'agenouiller dans ton temple.

Hélas! tu refuses de t'arrêter ici, mais comme
cet oiseau serviteur du soleil, et qui fuit devant le
vent du nord, de même tu vas fuir loin de notre
terre maudite et morne pour regagner la tour où
jadis tu te plaisais tant, et retrouver les lèvres
rouges du jeune Euphorion. Et pour moi, je ne
verrai plus jamais ta face; il me faudra rester en ce
jardin plein de poisons, poser sur mon front la couronne
d'épines de la douleur, jusqu'à ce que ma vie
sans amour se soit écoulée tout entière.

O Hélène, Hélène, Hélène! Encore un peu, encore
un peu de temps! Reste ici jusqu'à ce que le
jour vienne, et que les ombres s'enfuient, car dans
la lumière ensoleillée de ton rassurant sourire, je
n'ai nulle pensée, nulle crainte au sujet du ciel ou
de l'enfer, puisque je ne connais d'autre divinité
que toi, que celui aux pieds duquel les planètes fatiguées
se meuvent, entraînées dans des filets d'or,
que l'esprit incarné de l'amour spirituel, qui a
fixé son séjour de volupté dans ton corps.

Ta naissance ne fut point celle des femmes ordinaires,
mais ceinte de la splendeur argentée de
l'écume, tu surgis des abîmes des mers azurées, et
à ta venue, quelque étoile immortelle, à la chevelure
de flamme, rayonna dans les cieux d'Orient,
et réveilla les pâtres de l'île qui fut ta patrie. Tu
ne mourras point. Pas de venimeux aspic d'Égypte
pour ramper à tes pieds et infecter la pureté de
l'air; ta chevelure ne sera, point salie des mornes
fleurs du pavot, ces hérauts qui, vêtus d'écarlate,
annoncent l'éternel sommeil.

Lis d'amour, pur, inviolé, tour d'ivoire, rose rouge
de feu, tu es venue ici-bas illuminer nos ténèbres.
Car pour nous, qu'enserrent de près les vastes
filets du destin, nous qui sommes las d'attendre
que vienne le désiré des nations, nous errions au
hasard dans l'obscure demeure, nous cherchions à
tâtons quelque calmant endormeur pour les existences
manquées, pour les misères qui s'éternisent
jusqu'au jour où reparut devant nous, sur ton autel
relevé, la blanche splendeur de ta beauté.


Bout modifié 8 février 2019