Nous voici au coeur de l'hiver. Les arbres sont
dépouillés, excepté là où les bestiaux se terrent pour
résister au froid, sous le pin, car celui-ci ne revêt
jamais la livrée éclatante de l'automne, à qui son
frère jaloux dérobe son or. Pour lui, il garde fidèlement
son costume vert; âpre est le vent,

comme s'il soufflait de la caverne de Saturne.
Quelques minces poignées de foin adhèrent encore
aux haies vivement dessinées en noir, la où le
charretier a ramené la charge odorante d'un jour
d'été, depuis les prairies d'en bas jusqu'à la pente
étroite. Sur la neige à demi fondue, les bêlantes
brebis se tassent contre les barrières, et les chiens
domestiques, tout transis,

vont de t'étable close au ruisseau gelé, et reviennent
l'air découragé, et regrettent le pâtre grondeur
et le bruyant attelage. Et dans les hauteurs,
décrivant des cercles sans but, les corbeaux croassants
tournoient autour de la meule blanche de
givre, ou se tiennent en rang serré sur les rameaux
ruisselants, et dans le marécage, les plaques de
glace se fendillent

sous les pas solennels du héron décharné qui va
par les roseaux, bat des ailes et ramène son cou en
arrière, et pousse un cri railleur à la vue de la lune.
À travers les prairies s'en va d'un pied boiteux le
pauvre lièvre effaré; qu'on prendrait pour une
petite tache. Et une mouette égarée, jetant sa clameur
irritée, voleté comme une soudaine tombée
de neige sous le ciel d'un gris morne.

C'est le plein hiver, et le robuste paysan rapporte
de l'étable glacée sa charge de fagots, frappe du pied
sur le foyer, jette sur le feu languissant les bûches
gorgées de sève, et rit de voir le jaillissement brusque
de la flamme, effrayer ses enfants dans leurs
jeux. Et pourtant... le printemps est dans l'air.

Déjà le grêle crocus se fraye passage à travers la
neige, et bientôt les campagnes blanches vont de
nouveau se fleurir de primevères que viendra faucher
quelque jeune gars, car dès les premiers baisers
d'une chaude pluie, la mélancolie glacée de l'hiver
se résout en larmes. Les bruns sansonnets s'accouplent,
et le lapin, les yeux brillants, épie

de son terrier obscur de quel côté sont semés les
cônes de sapin. Il écrase du pied une perce-neige,
et court sur le tertre moussu. Les merles traversent
de leur vol noire promenade du soir, et les soleils
restent plus longtemps avec nous. Ah! qu'il fait
bon voir le Printemps ceint de gazon, dans toute
la joie que lui donne la vue de cette riante verdure,

franchir les haies en dansant, jusqu'au jour où la
rose précoce (ce remords charmant de l'épineuse
églantine) fait éclater son fourreau d'émeraude, et
étale le petit disque frissonnant de flamme dorée,
si bien connu des abeilles, car à sa suite se montrent
les pâles armoises, les oeillets pourprés et les asphodèles
en pleine floraison.

Alors le semeur arpente le champ du haut en
bas, pendant que derrière lui le gamin rieur écarte
de ses cris aigus la troupe noire et pillarde des
corbeaux. Alors le châtaignier déploie toute sa
gloire, et sur le gazon tombe le flot parfumé des
fleurs à la nuance de crème; les madrigaux langoureux,
murmurés à demi-voix,

s'envolent furtivement du carillon mobile de la
campanule, à chaque brise matinale. Puis ce sont
le blanc jasmin, qui étoile son propre ciel, et la
linaire qui tire sa langue de feu. L'églantine, vêtue
de velours poudreux, s'empare du sol et prend
l'empire de la forêt; puis, lorsque la rose attardée
a laissé choir,

une à une les pièces froissées de son armure,
lorsque les pensées ont fermé leurs yeux aux paupières
de pourpre, les chrysanthèmes débarquent
de leurs navires dorés leurs marchandises voyantes
et sans parfum, et les violettes, devenues d'une hardiesse
téméraire, quittent leurs modestes recoins;
et des baies écarlates parsèment l'aubépine encore
sans feuilles.

O campagne heureuse, ô arbre trois fois heureux,
bientôt voire reine, en robe brodée de marguerites,
couronnée de fleurs de lys, va descendre à petits
pas sur la prairie. Bientôt les pâtres paresseux vont
de nouveau pousser leur troupeau le long de l'étang.
Bientôt, sous la verte feuillée flottera en plein midi
le bourdonnement sourd des abeilles.

Bientôt la clairière sera toute brillante de miroirs
de Vénus, fleur préférée des audacieux, et ces
charmantes nonnes, les muguets, aux vêtements
d'un blanc de neige, égrèneront leur chapelet de
perles, et les oeillets incarnats, aux pétales foncés
en forme de mitre, embaumeront le vent; et la
clématite accrochera partout dans les haies ses
étoiles jaunes.

Cher fiancé de la Nature, si bienfaisant Printemps,
toi qui peux multiplier la génisse à la douce
haleine, donner au chevreau ses petites cornes, et
apporter à la vigne ses fleurs tendres et soyeuses,
où donc est ce népenthès que jadis l'homme tirait
de la racine de pavot et de la mandragore aux baies
luisantes?

Il fut un temps où le plus commun des oiseaux
savait me faire chanter à l'unisson avec lui, un
temps où toutes les cordes de la jeunesse vibraient
pour répondre sans retard, ou plus mélodieusement,
en rimes, à toute idylle de la forêt. Est-ce moi qui
change? Ou y aurait-il quelque chose de changé
dans la joyeuse et charmante carrière?

Non, non, tu es toujours le même: c'est moi qui
cherche à troubler par des soupirs ta simple solitude,
et parce que des larmes stériles mouillent ma
joue d'une rosée, je voudrais te voir pleurer fraternellement
avec moi? Insensé! faut-il que tout coeur
blessé et inquiet s'enhardisse à corrompre un tel
vin du poison amer de son désespoir?

Tu es le même: c'est moi dont l'âme misérable
trouve du mécontentement à s'éprendre d'elle-même
et abandonne son pouvoir royal à la rude domination
de qui devrait la servir en esclave. Car, assurément,
la sagesse existe quelque part, bien que la
mer orageuse ne la recèle point, bien que l'immense
abîme réponde: «Elle n'est pas en moi.»

Brûler d'une seule et claire flamme, se tenir ferme
selon l'honneur naturel, ne point ployer le genou
en de vains prosternements, que leur inutilité condamne:
quelle alchimie pourrait me l'enseigner?
Quelle herbe travaillée par Médée m'apportera la
paix sans exaltation de l'être que rien ne fléchit?

La corde mineure qui termine l'harmonie et qui
attend vainement une réponse fraternelle, jette un
sanglot sur sa mélodie restée inachevée, et meurt
de la mort du cygne. Ainsi moi, l'héritier de la
souffrance, Memnon silencieux aux yeux sans regard
et sans paupière, j'attends la lumière et la
musique de soleils qui ne se lèveront jamais.

La torche éteinte, le sombre et solitaire cyprès,
le peu de poussière recueillie dans une urne étroite,
le doux chairi (mot grec) de la tombe attique, tout cela ne valait-il
pas mieux que de revenir à mes capricieux et maladifs
accès d'agitation d'autrefois, que de passer
mes jours dans la muette caverne de la souffrance?

Non, car peut-être ce dieu couronné de pavots
est semblable au gardien qui, près du lit d'un malade,
parle de sommeil, mais ne peut le donner.
Sa baguette a perdu sa vertu, et pour tout dire d'un
mot, la mort est une réponse trop brutale, une clef
trop banale pour résoudre un seul mystère dans la
philosophie d'une existence.

Et l'Amour, cette noble folie, dont la puissance
auguste, invincible, peut tuer l'âme de ses remèdes
emmiellés? Hélas! il me faut jouer le rôle de
fuyard, m'éloigner de cette ruine charmante, bien
qu'une mémoire trop tenace ne puisse oublier la
courbe magnifique de ce front olympien,

qui, en une courte saison, fit de ma jeunesse une
extase de si exquise indolence, que toutes les gronderies
de la vérité plus prudente me semblaient la
voix grêle de la jalousie! Oh! éloigne-loi d'ici,
chasseresse plus fatale qu'Artémis, va chercher
quelque autre proie, car à tes charmes trop périlleux

mes lèvres ont assez bu!—Jamais, non jamais,
quand même l'amour en personne tournerait sa joue
dorée vers les flots troublés de ce rivage où j'ai été
jeté comme une épave par le naufrage,—en cet
instant même où les roues du char de la passion
m'effleurent de trop près; loin d'ici! loin d'ici!
je me voue à une vie plus stérile, plus austère.

Plus stérile, oui! ces bras-ci ne se pencheront
plus à travers le treillage des vignes pour attirer
mon âme malgré sa douce résistance, par la verdure
entrelacée. Une autre tête aura cette auréole
à porter, car pour moi j'appartiens à Celle qui
n'aime aucun homme, celle dont le sein blanc et
pur porte le signe de la Gorgone.

Que Vénus s'en aille prendre le menton de son page
mignon, et lui emmêler sa chevelure frisée; que
pourvu du filet, de l'épieu et de l'équipage de chasse,
le jeune Adonis sonne de la corne à son rendez-vous,
quant à moi, son enchantement câlin, aux
manoeuvres subtiles, ne me charme plus, bien que
je sois en état de conquérir sa plus chère citadelle.

Non, quand je serais ce jeune pâtre rieur qui vit
du sommet de l'Ida passer le petit nuage par-dessus
Ténédos et la haute Troie, et devina la venue de la
Reine, et dans son admiration, s'inclina devant
elle,—non, pas même pour une nouvelle Hélène,
je ne tendrais la pomme à sa main.

Ainsi donc, apparais, Athéné aux bras d'argent,
et si la musique ne sort plus de mes lèvres, inspire
du moins ma vie. Ta gloire n'a-t-elle point été
chantée en hymnes par un homme qui le donna
son épée et sa lyre, ainsi que fit Eschyle au beau
combat de Marathon, et qui mourut pour montrer
que de l'Angleterre de Milton pourrait encore naître un fils [Byron].
Et pourtant, je ne saurais fréquenter le Portique,
et vivre sans désir, sans crainte ni souffrance,
et développer en moi cette calme sagesse, qu'en un
temps lointain, le grave maître athénien enseigna
aux hommes, acquérir cet équilibre volontaire,
concentré en soi, qui trouve en soi son réconfort,
afin de voir défiler les vaines fantasmagories du
monde sans baisser la tête.

Hélas! ce front serein, ces lèvres éloquentes, ces
yeux où se reflétait l'éternité entière, tout cela repose
dans Colonos sa patrie; une éclipse a passé sur
la sagesse, et Mnémosyne est sans enfants; la
chouette de Minerve s'est égarée dans les ténèbres
qu'elle s'est faites pour assurer la sécurité de son vol
orgueilleux.

Je ne me soucie guère de gravir en compagnie de
la Science, bien que par une subtile et étrange incantation,
elle fasse descendre la lune du ciel. La
Muse du Temps déploie son tapis aux couleurs
somptueuses devant des regards non moins avides,
et souvent, je l'avoue, dans la grande épopée que
déroule Polymnie, je me plais à lire

les pages où l'on voit l'Asie envoyer en guerre
ses myriades de soldats contre une petite cité, et le
Mède tout cuirassé de mailles dorées, armé d'un
cimeterre orné de gemmes, et d'un bouclier blanc,
empanaché de pourpre, chevauchant entre les peupliers
ondulants et la mer que les hommes appellent
Artémisium, jusqu'à ce qu'il aperçût les Thermopyles

et leur défilé ardu que fermait un mur étroit, et
sur les pentes les plus proches, une petite troupe
de lions prenant leurs ébats insouciants.—Et
comment il fut stupéfait de voir tant de hardiesse,
et dressa sa tente sur le rivage semé de roseaux, et
resta deux jours immobile d'étonnement. Puis à
minuit se glissa par-dessus

une hauteur peu fréquentée, et descendant à
travers la forêt automnale, massacra traîtreusement
ces êtres si chers à Sparte, couronne du lointain
Eurotas, et puis reprit sa marche, sans soupçonner
le piège fatal que Dieu avait tendu pour lui dans
l'étroite baie de Salamine.—Et pourtant les lignes
deviennent confuses.

Et la cadence de leur langage grec ne me charme
plus; je me sens trop en désaccord avec cette époque
si belle pour l'aimer beaucoup. Car ainsi que le
disque du cadran solaire reçoit en plein midi les
rayons de l'astre, sans en rien voir dans son aveugle
obscurité, ainsi mes yeux poursuivent sans trêve
ce qui fuit ma vision déçue.

Oh! s'il se pouvait qu'un seul être grandiose,
désintéressé, simple, nous apprenne ce que c'est
que la sagesse? Parlez donc, cimes du solitaire
Helwellyn, car ces bruits de mêlée se sont écartés
de vos rochers impassibles et de vos ruisselets cristallins,
où donc est cet esprit que son existence irréprochable
n'empêcha pas de baiser la bouche
meurtrie de son propre siècle [William Wordsworth]

Parlez donc, Lauriers de Rydal, où est Celui
dont vous avez ombragé le doux front, où est cette
âme pure qui, en ses jours de gracieuse majesté
sans couronne, a, malgré son humble carrière,
atteint le but grandiose où s'unissent amour et
devoir. Lui, du moins, il sut satisfaire les lois les
plus hautes, et il s'assit au festin de la Sagesse.

Mais nous autres, nous sommes les bâtards de
l'Erudition; nous savons par coeur le sonore mot
de passe de toutes les écoles grecques, et nous n'en
prisons aucune. L'Épée sans défaut qui abattit
l'Hydre païenne est un instrument sans vigueur,
que nous avons nous-mêmes émoussé. Quel homme
de nos jours escaladera les augustes, antiques sommets,
et se courbera devant le Respect vénérable?

Il est vrai, j'en ai connu un, mais, par Schabod!
il a disparu, ce dernier et cher fils de l'Italie [Mazzini], qui
étant homme est mort pour la cause de Dieu, et ses
os reposent en paix Oh! garde-le, garde-le bien,
ma Tour de Giotto, lis de marbre dans la ville des
lys, ne permets pas aux caprices farouches de la
tempête

de tourmenter son sommeil, interdis à l'Arno de
lancer ses eaux troubles et jaunes par-dessus ses
bords: jamais plus puissant vainqueur ne gravit
les marches du Capitole dans les temps jadis, où
Rome était vraiment Rome, car la liberté marchait
a côté de lui comme une fiancée, et à leur vue le
pâle Mystère

fuyait en jetant un cri aigu jusqu'en sa sombre
cellule, et entraînant un vieillard qui tenait des
clés rouillées; fuyait en frémissant de terreur à ce
tocsin éternel qui sonne le glas de l'oubli sur les
dynasties défuntes, et enfin il a'abattit comme
l'aigle blessé sous la rafale, lorsque le grand triumvir
pénétra jusqu'au coeur sacré de Rome.

Il connaissait le coeur sacro-saint et les collines
de Rome; il arracha sa louve immonde de la caverne
du lion, et maintenant il repose dans la mort, près
de ce dôme empyréen que Brunelleschi suspendit
dans les airs au-dessus du Val d'Arno. O Melpomêne,
fais chanter dans ta flûte mélancolique ta plus douce
plainte.

Fais chanter par les clefs tragiques des mélodies
telles que la joie elle-même puisse en concevoir de
la jalousie, et que les Neuf oublient un instant leur
modeste empire pour pleurer sur celui qui, pour
ressusciter les hommes, alluma dans le plus grandiose
des sanctuaires de Rome le flambeau de Marathon,
et porta l'ardeur du soleil jusque sur les
plaines oubliées du Soleil.

Oh! garde-le bien, ma Tour de Giotto, et que
chaque jour quelque jeune Florentin apporte des
couronnes de cette fleur enchantée que recèlent les
sombres sommets de Vallombrosa, et en couvre sa
tombe où gît celui dont l'urne est pareille à un
arbre puissant que ne voient point des yeux mortels,

un arbre puissant qui en ses cycles errants serait
poussé par la tempête jusqu'au bout infiniment
lointain où Chaos et Création se confondent, où les
ailes des chérubins aux chants éternels sont tissues
de Néant, et ont pénétré jusqu'en un vide-sans
Lune,—Et pourtant, bien qu'il soit poussière,
argile,

Il n'est point mort. Les Parques aux éternelles
mémoires s'y opposent, et les ciseaux s'abstiennent
de se refermer. Relevez vos têtes, ô poètes qui durerez
toujours, et vous clairons argentins, lancez une
sonnerie plus fière; car la vile chose qui fut l'objet
de sa haine, reste rampante en sa sombre demeure,
seule avec Dieu et des souvenirs de péché.

Et même, à quoi lui sert d'avoir regagné sa
caverne, à cette mère meurtrière des prostitutions
vêtues de pourpre? A Munich, sur l'architrave de
marbre, les jeunes Grecs meurent en souriant, mais
les mers qui baignent Egine s'agitent de dépit de se
voir désertes, et de ne pas refléter leur beauté, car
nos vies se dépouillent de toute couleur,

faute de nos idéals; si une seule étoile pareille à
une torche enflammée brille au ciel, l'injuste lumière
du jour la tue sans délai, et nulle trompette de guerre
ne peut rendre la voix de la passion à la muette poussière,
qui jadis était Manzini! La riche Niobé avait
ses fils pour se consoler des douleurs qu'elle éprouvait
dans sa pierre,—mais l'Italie!

Quel jour de Pâques ressuscitera-t-il encore ses
enfants, eux qui n'étaient pas Dieu, et néanmoins
ont souffert? Quels pieds iront sans s'égarer jusqu'à
leurs suaires aux multiples replis? Quels yeux clairs
les verront en chair et en os. Oh! qu'il serait
opportun de racler la pierre de dessus leur sépulcre,
et de baiser les roses saignantes de leurs blessures,
par amour d'Elle,

de notre Italie! notre mère visible! La plus
sainte parmi toutes les nations, et la plus triste,
pour la cause chérie de laquelle le jeune Calabrais
tomba en cette journée d'Aspromonte, le coeur
joyeux, qu'en un siècle où Dieu s'achète et se vend,
un homme se trouvât, mourant pour la Liberté!
mais nous autres, qui sommes consumés, refroidis,

nous voyons l'honneur souffleté et des entraves
enchaîner les beaux pieds de la Pitié; la Pauvreté
se glisse dans nos rues sans soleil, et d'un couteau
bien affilé, d'une main furtive coupe la gorge chaude
aux enfants. Et personne ne dit mot. Oh! nous
sommes de misérables hommes, indignes de notre
magnifique héritage. Où est-elle, la plume

de l'austère Milton? où est-elle, cette puissante
épée qui punit son maître d'une juste mort? Les
années ont perdu leur chef de jadis, et aucune voix
ne part du trépied muet pour atteindre à nos oreilles:
Et cependant, ainsi qu'une mère réduite à la dégradation,
met au monde au milieu d'un spasme
un vil enfant, qui lui inspire de l'horreur, de même
notre enthousiasme le plus sincère

engendre des enfants illégitimes, l'anarchie, qui
joue pour la Liberté le rôle de Judas, le vil et licencieux
prodigue qui vole l'or de la liberté, sans
que pourtant il lui en reste rien, l'Ignorance, le
seul vrai fratricide depuis Caïn, l'Envie, aspic qui se
meurtrit lui-même de ses piqûres, l'Avarice, dont
la main paralysée

ne s'ouvre plus qu'avec raideur; l'Avidité bondée
d'argent, et dont la faim monotone épuise les
hommes, au milieu du tumulte des roues. Ce sont
là les semences de choses qui feront périr leur
semeur. Voilà ce que chaque jour voit mûrir en
Angleterre, et les pas si doux de la Beauté ne foulent
plus les pierres d'aucune des rues enlaidies.

Ce qu'avait épargné Cromwell lui-même, est
profané par les mauvaises herbes et les vers, abandonné
aux jeux tumultueux du vent et des rafales
de neige, ou bien est restauré par des mains plus
meurtrières encore. La pire dégradation qu'opère le
Temps; il la voile de quelque grâce, mais ces modernes
scandales ne savent faire qu'une nudité imperméable
à la pluie.

Où est-il cet Art qui invitait des Anges à venir
chanter sous les hautes voûtes du choeur à Lincoln.
Si bien que l'air semble emprunter à de telles harmonies
de marbre une douceur que des lèvres humaines
n'espèrent point tirer du vrai roseau? Ah!
où est-elle cette main habile qui sut fléchir les
branches fleuries de l'aubépine,

pour l'arche de Southwell, et sculpta la maison
de Celui qui aimait les champs avec toutes nos plus
charmantes fleurs anglaises? Le même soleil se
lève pour nous; les saisons naturelles tissent le
même tapis de vert et de gris; les collines ont
gardé parmi nous leur aspect, mais cet Esprit-là a
disparu.

Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi.
Car la Tyrannie est une Reine incestueuse, elle a
pour frère et comme pour compagnon de lit le
Meurtre, et la Peste habite avec elle; ses pas perfides
vont et viennent par des sentiers impurs et
sanglants. Mieux valent un désert vide et une âme
inviolée.

Car une noble fraternité, l'harmonie de la vie
qui se meut dans un air pur, l'agile et pure beauté
des membres forts chez les hommes libres, et les
femmes chastes, ces choses-là élèvent nos âmes
plus haut que ne saurait le faire la maigre et aveugle
Sibylle d'Agnelo, penchée sur le livre des douleurs
humaines,

ou que la fillette que Titien représente toute
blanche sur un escalier, près de son lit, charmant,
qu'elle égale en hauteur, ou que Mona Lisa souriant
à travers ses cheveux. Ah! quoi qu'on pense, la vie
est, après toute chose, plus vaste qu'aucun ange
peint, si nous étions en état de voir le Dieu qui est
au dedans de nous. La sérénité grecque de jadis,

qui maîtrise la passion, ou cette ligne bien droite
chez les vierges de marbre, qu'on voit, sans trouble
dans le regard, sans agitation dans les membres,
chevaucher autour du Temple d'Athéné, et en
refléter les divines ordonnances, et cette exacte symétrie
de toutes les choses qui dans l'homme se
livreraient sans cela d'incessants combats,—tout
au moins dans l'intervalle,

qui s'étend des baisers maternels à la tombe,
voilà sans doute de quoi gouverner nos vies, et
nous assurer un empire assez puissant pour que la
tentation s'enroue à appeler du fond de sa caverne,
pour que le blême Péché marche courbé sous la
honte de ses adultères, pour que la Passion, en
quittant la maison de plaisir, ouvre des yeux
effarés.

Faire le corps et l'Esprit chose une et identique
avec tout ce qui est droit, si bien que rien ne vive
en vain, du matin jusqu'à midi, mais qu'en un
doux unisson, outre chaque pouls de la chair et
chaque palpitation du cerveau, l'âme, encore parfaite,
réside sur un trône défendu par d'imprenables
bastions contre toutes les vaines attaques du
dehors,

Et qu'elle observe, avec une sereine impartialité,
la mêlée des choses, et y puise néanmoins du réconfort,
en sachant que par la chaîne de la causalité
sont mariées toutes les choses différentes, qu'il
en résulte un tout suprême, qui a pour langage la
joie ou un hymne plus saint! Ah! certes, ce serait
là une manière de gouverner

la vie en la plus auguste omniprésence, et
par là, l'intellect doué de raison trouverait dans la
passion son expression; les purs sens, qui autrement
sont ignobles, communiqueraient la flamme
à l'esprit, et le tout formerait une harmonie plus
mystique que celle dont sont unies les étoiles planétaires

et de leurs tons divers ferait une corde à l'octave,
dont la cadence étant sans bornes, se répandrait à
travers les orbes de toutes les sphères, et de là
jusqu'à leur Maître reviendrait, renforcée par sa
nouvelle puissance, douées d'un pouvoir plus efficace.
—Ah! vraiment, si nous pouvions seulement
atteindre à cela, nous aurions trouvé le dernier, le
suprême credo.

Ah! c'était chose aisée quand le monde était
jeune, que de tenir sa vie à l'écart des contraintes
et des souillures. Sur nos lèvres tristes a vibré un
chant différent; nous nous sommes ôté notre couronne
de nos propres mains, pour errer parmi les
souffrances de l'exil; et dépossédés que nous
sommes de ce qui nous appartient en propre, nous
ne pouvons connaître d'autre aliment qu'une agitation
sans trêve.

En somme, la grâce, la fleur des choses s'est
dissipée, et de tous les hommes nous sommes les
plus misérables, nous qui devons vivre la vie l'un
de l'autre et jamais celle qui nous appartient en
propre, et cela par pure pitié, avec la peine de défaire
ensuite; il en était autrement au temps où âme et
corps semblaient se confondre en mystiques
symphonies.

Mais nous avons déserté ces charmants refuges,
pour entreprendre d'un pied fatigué le voyage du
nouveau Calvaire, où nous contemplons, comme
celui qui voit sa propre face dans un miroir, l'Humanité
s'égorgeant elle-même, où dans le reproche
muet de ce triste regard, nous apprenons quel terrible
fantôme peut faire surgir la main rougie de
l'homme.

O bouche meurtrie! O front couronné d'épines!
O calice plein de toutes les misères communes!
Toi, tu as pour l'amour de nous qui ne t'avons
point aimé, tu as enduré une agonie prolongée
pendant des siècles sans fin. Et nous autres nous
étions vains, ignorants, et nous ne sûmes point
que le coup de poignard, porté par nous à ton
coeur, atteignait mortellement le nôtre.

Car nous étions à la fois les semeurs et les semences,
la nuit qui enveloppe, et le jour qui s'assombrit,
la lance qui perce et le flanc qui saigne,
les lèvres qui trahissent, et la vie qui est trahie;
l'abîme a le calme, la lune a le repos, mais nous les
maîtres du monde de la nature, nous» sommes
encore notre redoutable ennemi.

Est-ce là le terme de toute cette force primitive,
qui restant identique sous les divers changements,
est sortie par violence du chaos aveugle, pour
monter toujours plus haut, à travers des mers
affamées et des tourbillons de rochers et de
flammes, jusqu'à ce que les soleils se fussent groupés
dans le ciel, pour commencer leurs cycles,
jusqu'à ce que chantassent les étoiles du matin et
que le Verbe se fit homme?

Non, non, nous ne sommes que crucifiés, et bien
que de nos sourcils tombe comme une pluie, la
sueur de sang, qu'on arrache les clous, et nous descendrons,
je le sais! Que soient étanchées les
rouges blessures, et nous retrouverons notre intégrité!
Nous n'avons nul besoin de l'hysope offerte
au bout d'un roseau. Ce qui est purement humain,
est aussi de nature divine, est aussi Dieu.


Bout modifié 8 février 2019